Bolsonaro dans la foule à Taguatinga-Brasilia, dimanche 29 mars

Depuis une semaine, il les accumule… Mardi 24 mars, le Brésil comptabilise officiellement 2’200 cas de coronavirus et 26 morts. Dans son appel à la nation, le président Bolsonaro demande la fin du confinement, le retour à la normale des transports publics et qualifie l’épidémie de légère grippe. « Il ne faut confiner que les personnes à risque, moi-même, j’ai 65 ans, mais je ne risque rien parce que je suis un sportif ! »

Le surlendemain, jeudi 26 mars, il décrète que les cérémonies religieuses font partie de la liste des activités indispensables. Les églises sont donc dispensées de la quarantaine dans la perspective des fêtes de Pâques. Sans commentaire, on se rappelle que l’épidémie dans le Grand Est de la France a démarré lors d’un culte évangélique à Mulhouse ! Le Tribunal suprême, heureusement, va annuler ce décret présidentiel le lendemain, vendredi 27 mars.

Mais ce jour-là, alors que le pays compte désormais 3’900 malades déclarés et 114 morts, Jair Bolsonaro affirme sur son compte twitter : « Il faut étudier le Brésilien, ce n’est pas quelqu’un comme tout le monde, il n’attrape rien. Il peut plonger dans les égouts et en ressortir indemne. » Face au déni présidentiel, les 27 gouverneurs des États font front commun : ils maintiennent la quarantaine, conformément aux recommandations de l’OMS. La fronde est dirigée par le gouverneur de São Paulo, Joao Doria, l’État le plus touché par le Covid-19. L’épreuve de force est engagée entre Brasilia et les pouvoirs locaux.

Dimanche 29 mars, enfin, alors que le ministre de la Santé Luiz Henrique Mandetta déclare publiquement qu’il s’opposera à son président si ce dernier prend des décisions contraires aux recommandations techniques de lutte contre la pandémie, Jair Bolsonaro va prendre un bain de foule, devant les caméras de la télévision, dans les quartiers périphériques populaires de Brasilia : « Nous allons affronter le virus comme des hommes, pas comme des gamins. On va faire face au virus en sachant qu’on va tous devoir mourir un jour. » Ce dimanche 29 mars, le Brésil compte 4’5256 malades du coronavirus et 136 morts.

Le coronavirus a conduit Jair Bolsonaro au confinement

Jean-Yves Carfantan, observateur aguerri de la situation, décode sur son blog IstoéBrésil :

« En quelques jours, le coronavirus a conduit Jair Bolsonaro au confinement. L’histoire se répète depuis 15 mois. Jair Bolsonaro lance une provocation, agresse les institutions de la République. Puis il bat en retraite et une bonne partie du monde politique semble reconnaître la sincérité du repentir. Comme un gamin indiscipliné qui multiplie les bêtises et pleure ensuite dans les bras de sa mère pour amadouer la famille. Trop fréquente, la manipulation ne semble plus opérer. À l’occasion de la crise déclenchée par l’expansion du coronavirus, une majorité de Brésiliens ont sans doute commencé à se rendre compte qu’ils n’avaient plus de Président. »

Moi, confiné à Genève, j’observe ces échanges d’amabilités à distance. Difficile de se faire une idée exacte de l’ampleur et de la dynamique de la pandémie au Brésil en ce moment. Les chiffres officiels doivent être pris avec précaution : les tests de dépistages sont inégalement effectués selon les régions et les informations peinent à remonter jusqu’au Ministère de la Santé. On sait seulement qu’on est encore qu’au début de l’épisode. Mais « le nombre de cas explose à une vitesse beaucoup plus rapide que prévu à São Paulo, Rio de Janeiro et Brasilia » s’inquiète publiquement un groupe de scientifiques issus de trois des meilleures universités du pays.

Le spectre de la faim

Pendant que se déroule cette cacophonie politique, des pans entiers de la population pauvre commencent à être menacés. Ils vivent des métiers du secteur informel, petits artisans ou commerçants, la quarantaine a tari leurs activités. Sans plus de rentrées financières, ils redoutent de ne bientôt plus pouvoir manger. La faim risque de toucher plus particulièrement les enfants, car ils bénéficient normalement chaque jour d’un repas de midi distribué dans les écoles publiques. Avec leur fermeture, cette réfection a disparu.

« On est dans une situation très compliquée » me confie, via WhatsApp, Ascanio Seleme, éditorialiste au grand quotidien de Rio de Janeiro O Globo. « On doit naviguer entre la quarantaine et les propos d’un président qui vit dans l’absurdité. Pour nous, la classe moyenne, ça va, on sait quoi faire, on peut se confiner, se ravitailler, tout fonctionne encore. Mais dans les favelas, ce n’est pas la même chose. »

1er mort à la Cidade de Deus

Confirmation, au travers d’une autre conversation WhatsApp avec Maria de Socoro, directrice de l’ASVI à Cidade de Deus, dans la Zone Ouest de Rio de Janeiro. L’ASVI, l’Association Semence de Vie, nous l’avions aidé en son temps, dans le cadre de notre ONG Jequitiba, à équiper le quartier d’une radio communautaire. Mais l’essentiel des activités auxquelles préside Maria de Socoro, c’est un encadrement parascolaire des enfants du quartier. Ils vont en classe en alternance, soit le matin, soit l’après-midi et l’ASVI les prend en charge durant l’autre demi-journée. En leur fournissant un repas. Avec la quarantaine, les activités de l’ASVI se sont arrêtées, la fourniture de repas aussi. L’association lance un appel à l’aide…

« Les gens dans le quartier ne respectent pas la quarantaine. On a l’impression qu’ils ne croient pas à l’épidémie. Et les discours du président n’aident pas à leur faire prendre conscience. Toutes les échoppes, tous les commerces sont ouverts. Mais au moins, maintenant, il n’y a plus de descentes de police pour pourchasser les trafiquants. On est plus tranquille ! Le 27 mars, la Cidade de Deus a connu son premier mort du Covid-19… »

Les risques d’extension galopante de la maladie dans les favelas à cause du non-respect de la quarantaine sont confirmés par le témoignage de Bruno Sousa, journaliste du site The Intercept Brasil, qui habite dans un des quartiers populaires de la Zone Nord de Rio de Janeiro :

Le discours de Bolsonaro porte chez les plus démunis

« Aujourd’hui, les rues de mon quartier se sont réveillées différentes des autres jours. Après le discours de Jair Bolsonaro, je suis sorti faire quelques achats. Tous les commerces étaient ouverts. Les jours précédents, très peu de magasins étaient en activité par ici. Apparemment, le président a réussi ce qu’il voulait. À coup de désinformation, de manipulation et de clichés, il a dressé la population des périphéries contre les mesures de contention nécessaires pour freiner la propagation du coronavirus. En passant devant les bars, les boulangeries, les ateliers de mécaniques, j’ai entendu les conversations. Tout le monde parlait de la même chose : le coronavirus et le discours du président.

Devant son échoppe, un mécanicien disait : « le président a raison, les groupes à risque, ce sont les vieux de plus de 60 ans. Les jeunes, il n’y a aucune raison pour qu’ils restent à la maison. » Juste, lui répond son collègue, les patrons renvoient les gens chez eux sans leur donner un R$. « Tu vas voir ce qui va t’arriver si tu te retrouves sans travail ! » Avant le discours de Bolsonaro, cet atelier était fermé. Comme les autres. C’était obligatoire. C’était un ordre de la préfecture. L’irresponsabilité du président se combine au souci des gens de la périphérie devant une casserole vide. Il se sert de cette population écartelée entre la peur de mourir de faim ou du coronavirus comme d’une arme politique. C’est criminel. »

São Paulo, foyer du coronavirus

La situation est identique à São Paulo. Les images des rues désertes de la métropole qui compte 18 millions d’habitants sont légion sur les réseaux sociaux, mais elles cachent les lieux qui sont aujourd’hui les principaux foyers de contamination du Covid-19, les favelas de la périphérie. 1’406 cas et 84 morts le 29 mars dans la capitale économique du pays.

« Alors que le gouvernement et le Congrès se refusent encore à détailler la façon dont va être distribuée l’aide promise de 600 R$ (120 CHF – 110 euros) aux travailleurs qui se voient privés d’emploi durant la pandémie, le manque d’argent et d’aliments affecte déjà les familles qui vivent dans l’informalité », peut-on lire dans l’édition du 27 mars de la Folha de São Paulo. « Baraques remplies d’enfants qui, n’allant plus à l’école, sont privés de repas de midi, leur principale réfection du jour, c’est cela la nouvelle réalité des favelas de São Paulo. Par désespoir, nombre de personnes sortent de chez eux, malgré la quarantaine, pour aller chercher du secours auprès de parents, d’amis, ou d’association d’entraide. »

« Dans les rues, on voit beaucoup d’enfants qui se lavent les pieds et les mains dans le filet d’eau qui court le long des trottoirs. Au Brésil, 31,3 millions de personnes n’ont pas l’eau courante, c’est un des grands défis pour la prévention du coronavirus puisque se laver les mains et prendre soin de son hygiène personnelle sont les principales mesures pour éviter l’infection respiratoire, » écrit le quotidien O Globo. Selon les derniers chiffres connus, 10% des 210 millions de personnes qui composent la population brésilienne vivraient dans des agglomérats sous-normaux, un chiffre qui aurait considérablement augmenté depuis le début de la crise économique en 2014. Le dernier recensement de l’IBGE, l’Institut brésilien de Statistiques comptabilise 6’329 favelas à travers tout le pays dans 323 communes.

Épidémie encore maîtrisée dans les petites villes

À Nova Friburgo, ville industrielle de 200’000 habitants située dans les montagnes, derrière Rio de Janeiro, l’épidémie semble encore sous contrôle. 49 cas dénombrés seulement le 25 mars, mais c’est un chiffre relatif, car le résultat des dépistages pratiqués sur des malades potentiels est lent à revenir de la Fiocruz à Rio de Janeiro, distante de 160km, le seul laboratoire habilité à analyser les tests. Il faut 10 jours pour connaître le diagnostic.

Au lendemain du discours polémique de Jair Bolsonaro, le journal local Voz da Serra, se fait l’écho du bras de fer qui oppose les associations patronales et les milieux épidémiologistes de Nova Friburgo. Les premiers prônent la fin de la quarantaine au plus vite et la reprise des activités économiques, les seconds plaident pour le maintien de la quarantaine afin de contenir l’expansion du virus. Cette discussion enflamme tout le pays depuis les déclarations de Jair Bolsonaro du 24 mars. « Ici, on pense vraiment qu’il faudrait relancer l’activité pour éviter la faillite des industries, sinon, cela sera fatal pour tout le monde » martèle Maria Carestiano, présidente régionale de la FIRJAN, la Fédération des industriels de l’État de Rio de Janeiro. « Cela fait une semaine que nous sommes à l’isolement, nous devrions pouvoir en sortir tout en restant conscient qu’il faut continuer à protéger les personnes les plus vulnérables. »

50% de la population va entrer en contact avec le virus

Mauro Cordeiro, président de SindiMetal, le syndicat des industries métallurgiques de Nova Friburgo abonde : « le président a raison de dire que l’économie ne doit pas entrer en récession. 15 jours d’arrêt, cela devrait suffire pour infléchir la courbe de croissance du virus. Au-delà, le collapse de l’économie va affecter toutes les familles brésiliennes.

Pas du tout d’accord, s’insurge Délia Engel, spécialiste des infections, qui considère les déclarations de Jair Bolsonaro particulièrement irresponsables. Pour elle, non seulement le président est en désaccord avec son propre ministre de la Santé, mais encore il va à l’encontre de toutes les études scientifiques qui démontrent l’importance du confinement social en ce moment pour éviter l’engorgement des hôpitaux. « L’épidémie au Brésil suit une courbe ascendante. Le nombre de cas double chaque jour. Il est inévitable que plus de 50% de la population va entrer en contact avec ce virus. Il faut absolument éviter que tous aient besoin en même temps de recourir à des soins aigus. » L’alerte est d’autant plus importante dans une ville comme Nova Friburgo que les équipements hospitaliers, publics et privés sont en nombre relativement limité.

« Ce qui compte en ce moment, c’est la vie. »

Les autorités de la ville sont divisées, mais pour l’instant, elles ont choisi de continuer à appliquer les recommandations du Ministère de la Santé et de l’OMS : « Le moment est à l’unité autour d’une nécessité supérieure, la santé de la population. L’isolement social est la forme de prévention la plus efficace. »

Alexandre Cruz, président de la chambre des députés municipaux, se montre particulièrement déterminé : « On a tout été pris de surprise par la déclaration de Jair Bolsonaro. Certes, le président de la République est l’autorité suprême du pays, on peut comprendre sa préoccupation concernant l’économie, mais à partir du moment où le Ministère de la Santé et l’Organisation mondiale de la Santé recommandent le confinement, la controverse qu’il sème est troublante. Les autorités, quelles qu’elles soient devraient laisser de côté leur ego. Ce n’est pas le moment de faire de la politique politicienne, mais de s’occuper de la population. Ce qui compte en ce moment, c’est la vie. »

L’Amazonie encore épargnée, jusqu’à quand ?

À 3’000km de là, le virus n’a pas encore atteint la ville de Santarém, port grainier sur l’Amazone, à l’embouchure du Rio Tapajos. L’État du Para auquel appartient cette petite ville ne compte encore que 9 cas d’infection et aucun décès. « C’est parce que nous sommes éloignés des grands centres », me confie Paulo Lima, un des responsables de l’ONG Saude & Alegria qui travaille avec les communautés riveraines du Rio Tapajos. Mais il ne se fait pas d’illusions, le Covid-19 fera bientôt son apparition à Santarém comme ailleurs. Le personnel de l’association Saude & Alegria applique déjà les consignent d’isolement social prônées par le ministère de la Santé. Tous les salariés ont été mis en télétravail.

Si le souci de Paulo Lima et de ses collègues, dans l’immédiat, n’est pas la maladie en tant que telle, la dérive populiste de Jair Bolsonaro face à cette crise sanitaire les préoccupe particulièrement. Ils ont ainsi décidé de relayer le Pacte pour la démocratie, une campagne lancée au Brésil pour dénoncer internationalement sur twitter « l’attitude de Bolsonaro face au virus qui pourrait coûter des milliers de vies au Brésil et à l’extérieur » :

 

« La posture négationniste et irresponsable de @jairbolsonaro dans le combat contre le #coronavirus met en danger non seulement les citoyens brésiliens, mais le monde entier. Il faut stopper Bolsonaro. »

Les promoteurs de cette campagne suggèrent aux plus hautes autorités de la planète de se joindre à cette dénonciation de l’attitude du président brésilien. Ils ont notamment sollicité Angela Merkel, Emmanuel Macron, António Guterres, Alberto Fernández, le Pape François, Giuseppe Conte, Pedro Sanchez, Narenda Moodi, Justin Trudeau, Boris Johnson, l’ONU, l’OMS, le NYT, CNN, Le Monde…

 

Bolsonaro joue à la roulette russe.

Ce dimanche 29 mars, Jean-Yves Carfantan que j’ai déjà évoqué au début de ce dossier leur vient indirectement en aide sur le site en ligne https://www.causeur.fr en renouvelant sa charge contre le populisme du président brésilien : Bolsonaro joue à la roulette russe avec le virus, son électorat craindrait plus le « système » que la maladie.

« Bolsonaro n’est pas le président de tous les Brésiliens. Il est le caporal de sa clientèle (30% des électeurs), allergique au système politique en place et très active sur les réseaux sociaux. La troupe est formée de deux bataillons : des milliers de petits patrons, des millions de familles paupérisées. Vivant à la périphérie des mégapoles, souvent exposés à la violence du crime organisé, ces croisés guerroient sur WhatsApp ou Facebook et se retrouvent dans les temples évangéliques.

Fin février, le Covid-19 débarque au Brésil. Bolsonaro n’a alors qu’un seul objectif : maintenir la fidélité des croisés. Son ennemi n’est pas l’épidémie (une simple grippe, dit-il), mais le « système ». Bolsonaro est entré en guerre contre les élus locaux (gouverneurs des 26 États, maires) qui ont instauré à la mi-mars un dispositif « chinois » (écoles et commerces fermés, confinement à domicile, restriction au transport de marchandises). Il attaque aussi la presse qui amplifierait un climat d’hystérie en annonçant la progression irrésistible (mais difficilement vérifiable) de la pandémie. »

Un pari très risqué.

« Leader clientéliste et cynique, Bolsonaro joue à la roulette russe. Il sait que sa base sociale est cruellement touchée par les mesures de confinement. Dans les familles les plus défavorisées, chez les petits patrons, les bénéfices de la prévention peuvent sembler hypothétiques ou lointains. Leur coût immédiat est très palpable et élevé. Bolsonaro parie que ce décalage joue en sa faveur. Il s’aligne sur le sentiment immédiat de sa clientèle.

 Le pari du caporal est très risqué. Selon les experts compétents, le Brésil va devenir un des foyers principaux de la pandémie. Officiellement, de 3000 cas identifiés fin mars (60 décès), on pourrait passer à 200 000 cas début avril (avec 5500 morts).  Il suffit que la pandémie fasse rapidement des victimes en nombre dans les banlieues pour que la peur de la contamination devienne plus importante que la survie économique. Un scénario espagnol de centaines de dépouilles acheminées depuis les favelas vers les crematoriums annoncerait la fin de la carrière politique de Bolsonaro qui perdrait l’appui de troupes clairsemées. Le chef de la croisade devrait alors démissionner ou accepter de devenir un figurant. »

Le virus progresse au Brésil, « On saura dans les prochaines semaines s’il y a une balle dans le revolver du chef de croisade, » conclut Jean-Yves Carfantan. En attendant, ce lundi 30 mars, Twitter vient d’effacer deux des posts publiés par Jair Bolsonaro, dont celui comportant la photo qui ouvre ce dossier, considérant qu’ils vont à l’encontre des règles de précautions sanitaires appliquées partout dans le monde. À ma connaissance, censurer le compte d’un chef d’État en exercice sur les réseaux sociaux, c’est une première! Les services de la présidence à Brasilia n’ont pas réagi publiquement à cette mesure.