Traditionnellement, les élections municipales qui se déroulent au Brésil à mi-mandat des présidentielles ne donnent pas beaucoup d’indications sur les tendances politiques nationales. Elles se jouent principalement sur des personnalités locales et des enjeux de proximité. Cette année, c’est différent. Le coronavirus et les positions très polémiques du président en place leur ont donné une autre dimension. Les résultats du premier tour (le second aura lieu le 29 novembre là où les candidats n’ont pas recueilli 50 % des suffrages) montrent ainsi un certain effritement de la popularité de Jair Bolsonaro. Record d’abstentions, 23,5 % des électeurs ne sont pas allés voter alors que le vote est obligatoire au Brésil, échec des candidats appuyés par le président dans les grandes villes, retour en force des politiciens traditionnels, ce sont en résumé les trois enseignements que l’on peut tirer de ce scrutin.

« Bolsonaro a cru se blinder derrière une barrière de plomb avec ses candidats aux deux principales mairies du pays, or ils ont lamentablement échoué » écrit Fernando Gabeira dans un éditorial du journal O Globo : « le populiste Russomanno rate le second tour à São Paulo, Marcelo Crivella, qui a tenté tout au long de son premier mandat d’étrangler la métropole cosmopolite de Rio de Janeiro par sa médiocrité administrative et ses principes évangélistes rigoureux, est également en mauvaise posture. » Le cas de Rio de Janeiro est en effet emblématique.

Crivella versus Eduardo Paes

La Zone Ouest, berceau du bolsonarisme, et ses banlieues où règnent en maîtres les prédicateurs des églises évangélistes, avaient offert une victoire écrasante au « pasteur » Marcelo Crivella lors des municipales de 2016, puis à Jair Bolsonaro aux présidentielles de 2018. Cette fois, la majorité de ces périphéries a voté pour Eduardo Paes, l’ancien préfet de Rio (2009 à 2017), pourtant accusé d’avoir détourné 4,5 millions d’euros lors de la préparation des Jeux olympiques de 2016. Marcelo Crivella n’est ainsi plus le favori de ces banlieues pour le second tour, un sérieux revers pour les partis évangélistes qui soutiennent le président Bolsonaro à bout de bras et pour ce dernier qui subit ainsi un camouflet dans son propre fief.

Ailleurs au Brésil, la situation est à peu près la même : à l’issue de ce premier tour, les bolsonaristes sont en recul. Mais l’opposition de gauche ne s’en sort pas mieux. Le Parti des Travailleurs de Lula avait perdu 388 mairies en 2016, il n’en récupère aucune. Ce sont les petites formations d’extrême gauche qui enregistrent un (modeste) succès, à l’instar de la seconde place inespérée de Guilherme Boulos du PSOL dans la course à la mairie de São Paulo. À Rio de Janeiro, pour le conseil municipal, Tarcisio Motta, du même parti, devance largement Carlos Bolsonaro, le fils du président qui était arrivé triomphalement en tête lors des élections de 2016.

Un vote brésilien inhabituel

Certes, il est assez commun, au Brésil comme ailleurs, que les tenants de la majorité au pouvoir perdent des plumes lors des scrutins locaux de mi-mandat. Mais dans le cas particulier de ces municipales de 2020, c’est quand même à un retour que l’on n’attendait pas des politiciens de la droite traditionnelle que l’on assiste. Le journal du Nord-Est Folha do Pernambuco écrit : « les résultats du premier tour donnent l’impression d’un frein à la vague anti-politique qui avait marqué les présidentielles de 2018. Dans 25 des principales capitales, des noms liés à la politique traditionnelle ont gagné ». Pour Leonardo Avritzer, professeur de sciences politiques à l’université fédérale de Minas Gerais de Belo Horizonte, « Le vote brésilien a changé par rapport aux scrutins précédents. Il a été moins idéologique et plus pragmatique. Les électeurs ont porté leurs voix sur de bons administrateurs et des politiciens expérimentés ».

Le précédent italien

Alors, chant du cygne pour Jair Bolsonaro ? Pas sûr. Le président reste solidement en place et affirme que ce scrutin « marque une déroute historique de la gauche ». Il promet que le bolsonarisme, comme le trumpisme, est là pour durer.

Je ne peux m’empêcher de comparer l’évolution de la situation politique au Brésil avec celle de l’Italie, à quelques années de décalage près. Suite à l’éclatement du scandale de corruption politique Mani Pulite, les partis traditionnels de la Péninsule se sont effondrés, cédant la place à un croisé populiste autoproclamé champion de l’anticorruption : Silvio Berlusconi. Même sans le recours aux tweets, il détenait un pouvoir médiatique déterminant grâce à la chaîne de télévision dont il était propriétaire. Il chutera à son tour sous les coups de boutoir d’un autre mouvement antisystème, tout aussi populiste, le Mouvement 5 étoiles. Après une alliance contre nature avec l’extrême droite, le M5S rompt cette coalition bancale et s’allie à une formation politique plus traditionnelle de centre gauche. L’Italie retrouve alors un certain apaisement institutionnel.

Au Brésil, l’affaire Lava Jato a elle aussi balayé en 2016 et 2018, les forces politiques traditionnelles de gauche et de droite, toutes impliquées dans la corruption politique, et ouvert la voie de la présidence à un populiste — évangéliste de surcroît — Jair Bolsonaro. Comme Berlusconi, il a fait campagne autour de l’anti-politique et de l’anticommunisme. À ce stade, ce n’est qu’une hypothèse, mais l’avenir pourrait lui réserver un destin semblable à celui de son homologue italien. Lors des élections présidentielles de 2022, il devra sans doute ferrailler avec l’actuel gouverneur de São Paulo, João Doria, un politicien de centre droite qui s’inscrit dans la tradition institutionnelle du pays et pourrait l’emporter.

Tout peut quand même se passer autrement

En parallèle, on assiste aux vagissements d’une coalition de citoyens honnêtes, qui se constitue autour du présentateur de télévision Luciano Hulk et de l’ex-ministre de la Justice Sergio Moro. La ressemblance avec la naissance du Mouvement 5 étoiles en Italie est frappante. Que va-t-il sortir de cette configuration ? Trop tôt pour le dire. Une chose par contre est sûre : le poids de la gauche restera insignifiant dans ce combat. Il lui faudra plus qu’une législation pour réparer ses errances passées et retrouver un semblant de légitimité.

Mais attention, on le sait, le Brésil est imprévisible ! Un incident inattendu peut tout faire basculer. Ainsi, on ne peut pas exclure que le retour éventuel sur le devant de la scène de la caste des politiciens traditionnels, qui affichent une attitude particulièrement élitiste et traînent derrière eux de lourdes casseroles liées à la corruption, puisse déclencher un mouvement de révolte populaire tel que celui que le Brésil a connu en 2013. On ignore quelle pourrait en être le débouché.

Autre hypothèse à considérer : Bolsonaro est peut-être en train de perdre l’appui des militaires, froissés par ses tentatives de mise au pas de l’armée à son profit (voir l’article ci-dessous). Ce facteur, combiné à une attitude des États-Unis à l’égard du Brésil qui sera sans doute différente avec l’arrivée de Joe Biden à la Maison-Blanche, risque de fragiliser Jair Bolsonaro. Il pourrait se retrouver entouré seulement des maigres troupes qui lui restent fidèles. De maigres troupes en effet, car il s’est mis à dos un nombre considérable de ses alliés des premières heures, à commencer par le gouverneur de l’État de Rio de Janeiro, Wilson Witzel. L’hypothèse qu’il puisse ne pas aller au bout de son mandat n’est donc pas complètement à écarter.